« Les actuaires deviennent des interlocuteurs extrêmement demandés » - Entretien avec Lutz Wilhelmy, Directeur général de l’AAE
Monsieur Wilhelmy, tout d'abord félicitations pour votre élection en tant que nouveau président de l’AAE ! Au sein de cet organisme important, vous représenterez les intérêts de tous les actuaires européens au niveau international. Quels sont les objectifs de l’AAE et sur quels thèmes souhaitez-vous vous concentrer au cours de votre année de mandat ?
Merci pour vos félicitations. L’AAE a été créée pour conseiller les institutions européennes. Au fil des ans, elle est devenue une association active pour les actuaires européens. Depuis 2016, nous définissons notre stratégie en nous basant sur les objectifs suivants :
- Le renforcement de la relation avec les institutions européennes,
- La promotion de la profession et
- La formation d'une communauté européenne des actuaires.
En ce qui concerne le premier objectif, 2023 sera placée sous le signe de la durabilité et de la stratégie numérique européenne. Nous n’avons pas choisi ces thématiques, elles sont spécifiées par les priorités de l’UE. En outre, la finalisation de l’étude Solvency II, la directive relative à la restructuration et à la liquidation des entreprises d'assurance ainsi que la directive IORP II joueront un rôle.
En ce qui concerne le deuxième objectif, nous nous intéresserons à l’accord sur la reconnaissance mutuelle des qualifications professionnelles. Il y a un certain nombre de défis à relever dans ce domaine, car certaines associations d'actuaires se trouvent confrontées à un reproche d’inégalité de traitement. En outre, nous voulons mettre en place un échange sur les exigences et la certification des « qualifications professionnelles » (« fit and proper » avec les responsables concernés à l'échelle européenne. Au final, cela est lié à la question des compétences requises et ces aspects vont donc au-delà des simples qualifications professionnelles. Ce dernier point n’est cependant pas une thématique qui peut être traitée de façon satisfaisante en un an et elle nous accompagnera donc plus longtemps.
Le troisième objectif que nous souhaitons poursuivre est de contribuer à faire davantage connaître la profession dans des pays dans lesquels elle n’est pas encore très présente auprès du public. Pour cela, nous proposons d'établir un marché européen qui s’engage pour le respect des directives de l’AAE en matière de formation, de professionnalisme et de comportement. Par ailleurs, avec notre partenaire pour les événements et la formation, la European Actuarial Academy (EAA), nous prévoyons à nouveau d’organiser différents webinaires, des tables rondes, la Journée européenne des actuaires le 27 juin ainsi que le prochain Congrès européen des actuaires (ECA) au début de l’été 2024 à Rome.
Maintenant que l’année 2022 est terminée, nous aimerions également revenir sur les mois écoulés - quels défis particuliers les actuaires européens ont-ils rencontrés de votre point de vue ?
Les défis particuliers de 2022 étaient évidemment liés à la guerre en Ukraine ainsi qu’au retour de l’inflation après 40 ans d’inflation relativement modérée.
La guerre offensive contraire au droit internationale de la Russie contre l’Ukraine a mis au défi toutes les associations d’actuaires du monde entier et leurs organisations centrales, telles que l’Association internationale des actuaires (IAA) et l’AAE, de revoir leurs statuts pour vérifier s’ils permettent ou suggèrent une condamnation de la guerre. Comme les associations d’actuaires ne s’expriment généralement pas sur des sujets sans rapport avec le domaine actuariel, il s’agissait d’entrer en terrain inconnu. J’ai été profondément impressionné par le professionnalisme et la prudence avec lesquels les organes et les groupes de travail de nos associations actuarielles se sont penchés sur cette question : lorsque les statuts ont un contexte suffisant vis-à-vis du bien-être de leurs sociétés, une condamnation est autorisée et proportionnée. L’IAA comme l’AAE ont ainsi pu exprimer des condamnations. Outre la dimension politique, il y a eu une aide concrète pour nos collègues de la région, dans laquelle les associations nationales en Europe se sont engagées rapidement et efficacement. Une bonne raison d’être fiers !
Avec la guerre et les conséquences de la pandémie, l'inflation a fait son retour en Europe. Pour les plus âgés d’entre nous, qui ont encore appris leur métier auprès de personnalités qui ont été marquées par les défis de la forte inflation des années 1970, se sont souvenus des difficultés liées à la détermination des réserves dans les activités d'assurance non-vie, en particulier dans la responsabilité civile et tout particulièrement dans la réassurance de responsabilité civile non proportionnelle, mais aussi dans la planification commerciale dans l’assurance-vie. Les actuaires et leur bonne mémoire sont parfaitement préparés à surmonter ces défis.
En outre, nous avons continué à travailler sur le développement durable et la numérisation ainsi que sur l'étude Solvency II. En ce qui concerne le développement durable, ce ne sont pas seulement les scénarios uniformes de l’ORSA, mais aussi la quantification, la compatibilité et la délimitation des risques climatiques pour les rapports futurs qui nous préoccupent. La pertinence de ces rapports pour les investisseurs et le grand public sera déterminante pour le succès de l’information. Il y a un risque que l’arbre cache la forêt. Cependant, notre influence sur ces questions est extrêmement limitée, car il ne s’agit pas d’une réglementation spécifique à l’assurance, mais d’une réglementation dite horizontale.
Il en va de même pour la mise en œuvre de la stratégie numérique de l’Union européenne. Ici aussi, le point de départ est transsectoriel - ici aussi, l’influence objective de l’AAE est très limitée. Ainsi, les systèmes de KI destinés à être utilisés pour l’évaluation des risques et la tarification en lien avec les personnes physiques dans le cas de l’assurance-vie et de l’assurance maladie sont marqués comme présentant un risque élevé dans le projet actuel de loi sur l’AI (25 novembre 2022), sans qu’il y ait eu un débat d’experts sérieux à ce sujet.
Quels nouveaux défis supplémentaires se présenteront selon vous à l’avenir pour la profession ?
Les actuaires deviennent des interlocuteurs extrêmement demandés ces dernières années. Au niveau européen, cela signifie qu’en tant que représentants de l’AAE, nous devons devenir plus expressifs et plus performants pour répondre aux exigences croissantes. Nous nous efforçons donc de renforcer le soutien efficace de nos bénévoles. Ces dernières années, nous avons fait de très bonnes expériences avec ce type de soutien dans le cadre du programme Solvency II.
De plus, nous sommes de plus en plus concernés par des développements qui vont au-delà de notre secteur traditionnel de l’assurance et même du secteur financier : la numérisation et la durabilité ne sont qu'un début. Cela nous permet d’avoir de nouveaux interlocuteurs auxquels beaucoup de points évidents pour nous paraissent obscurs ou même faux et singuliers. Le fait que la différenciation détaillée des coûts de couverture dans l’assurance privée soit l’une des contributions principales pour une économie efficace axée sur la performance est un point largement méconnu en dehors du secteur de l’assurance. Le fait que l’assurance privée ne soit pas a priori liée à la solidarité en termes de subventions ou de transfert de valeur contredit également un préjugé largement répandu. Les actuaires devront donc accomplir un travail de base plus important pour expliquer la nature de l’assurance et les conditions d’assurabilité.
Cela m’amène à un dernier point. Certaines associations d'actuaires au sein de l’AAE développent des cadres pour la formation initiale et continue, appelés « competency frameworks ». Le SAI Competency Framework de l’association des actuaires irlandais en est un exemple. Ce type de cadres peuvent être compris comme une extension du secteur des connaissances avec les secteurs des compétences et des qualités telles que la résilience, la responsabilité ou le professionnalisme. Alors que nous pouvons acquérir des connaissances par la formation selon notre programme et par la formation continue et les confirmer par des examens, les compétences et les qualités sont plus susceptibles d’être acquises par l’expérience professionnelle. Elles sont donc moins faciles à analyser de façon objective et moins faciles à démontrer en détails. Cependant, elles sont essentielles lorsqu’il s’agit de démontrer l’aptitude pour un poste ou une tâche spécifique. Notre profession en forte croissance pourrait viser ici un cadre européen unique et tenter de rendre au moins partiellement démontrables les compétences et les qualités acquises par l’expérience, l’éducation ou d’autres moyens.